mardi 31 août 2010

Concevoir pour perdre le contrôle

L’innovation ouverte est à la mode, au moins depuis le livre éponyme d’Henry Chesbrough, explique Tim Leberecht responsable du marketing de Frog Design. Mais comment le design peut-il s’adapter à cette forme d’innovation, à l’ouverture ?

Abandonner un contrôle qu’on ne possède plus
Faisant référence à la conférence de JP Rangaswani, président de BT Design (blog), sur le “Design pour la perte de contrôle” où ce dernier expliquait que la combinaison d’infrastructures numériques nouvelles (le logiciel comme service (SaaS), l’informatique en nuage (cloud computing), les logiciels sociaux et les téléphones intelligents) a conduit employés et solutions clients à un niveau qui rend les systèmes informatiques top-down obsolètes. Comme l’explique Dion Hinchcliffe du groupe Dachis : “Les entreprises consacrent actuellement des ressources considérables pour imposer un contrôle sur une situation qui apparaît de plus en plus comme ne pouvant plus être contrôlée et qui n’a d’ailleurs certainement plus besoin de l’être.”

Mais ce nouveau paradigme a des implications qui vont au-delà des systèmes d’information. Les employés sont confrontés à des solutions de plus en plus hybrides entre espaces de travail et espaces privés, et ils sont de plus en plus enclins à trouver des espaces numériques et des outils qui permettent d’être de plus en plus adaptés pour faire efficacement leur travail sans avoir à demander à personne la permission. Les clients également attendent désormais des marques qu’elles leur proposent des modèles de participation et de collaboration qui correspondent aux modèles les plus distribués des médias sociaux. Les entreprises ont donc perdu le contrôle (de leurs effectifs, de leurs clients et en partie de leurs marques). Comme le souligne la consultante Charlene Li dans son livre Le leadership ouvert (Open Leadership), elles n’ont jamais été vraiment en contrôle, mais elles sont désormais obligées d’abandonner ce qui est nécessaire au contrôle.

Li explique comment les entreprises doivent adopter de nouvelles règles de transparence pour faire face aux réseaux sociaux et au web temps réel. John Hagel, John Seely Brown, et Lang Davison, dans le Pouvoir de l’attraction (Power of Pull), suggèrent d’élaborer des stratégies pour y répondre. Si les concepteurs font leurs l’idée que l’influence est la nouvelle monnaie, ils doivent concevoir des outils pour que les clients et les employés de ces entreprises puissent y adapter leurs participations. Les entreprises doivent donc élaborer des stratégies pour amplifier et accélérer la perte contrôle afin d’éviter que clients et employés ne les abandonnent estime Tim Leberecht, tout en facilitant la circulation des connaissances, des idées, des compétences et des expériences.

Orchestrer la perte de contrôle
L’ouverture est devenue une exigence fondamentale pour réussir à tirer parti de la nouvelle économie. Il faut développer des approches qui permettent de trouver des solutions créatives pour mieux définir les problèmes qui se posent. Comme le disent Hagel, Brown et Davison : “Si vous voulez savoir ce que vous ne savez pas et que vous ne connaissez pas, vous avez besoin de passer du temps avec d’autres personnes qui pourraient déjà le savoir.”

“La perte de contrôle permet la création de liens plus faibles dans une société en réseau. La recherche a montré que les liens faibles sont plus favorables à la circulation des idées, des connaissances et des compétences – parce qu’ils permettent de se déplacer plus rapidement d’un nœud à l’autre, que le réseau devient plus accessible et plus agile sur ses franges. Plus vous vous éloignez du centre du réseau, moins vous pouvez avoir de contrôle.”

Les designers savent concevoir des espaces de création, des mécanismes de rétroaction et d’autres expériences de participation. Mais ils n’ont peut-être pas délibérément orchestré la perte de contrôle qu’il leur faut désormais concevoir. Or les formats qui président à ce nouveau mode de collaboration et de création de valeur sont encore émergents et informels, et ils transportent généralement une quantité importante de connaissances tacites.

Que peut-on ouvrir ?
Et Tim Leberecht de donner de nombreux exemples de modèles d’ouverture dans l’innovation, comme les plateformes de crowdsourcing développées par Dell (IdeaStorm), Starbucks (MyStarbucksIdea), Procter & Gamble (Connect), Nike et le GreenXChange, voir même TED et ses TEDx, OpenIDEO et ses défis créatifs, InnoCentive dans le domaine scientifique… Voir même la recherche en design comme la plateforme FrogMob développée par FrogDesign, permettant de mobiliser réseau interne et contributeurs externes sur une mission spécifique ou éclair. Ou encore l’atelier ouvert des NPR sur l’avenir des médias numériques permettant à 60 de ses dirigeants d’explorer de nouvelles approches pour la création de contenus.

Sur le même modèle, on pourrait imaginer des ateliers “Think-in”, permettant de réunir des clients pour explorer de nouvelles possibilités pour des marques. Et d’évoquer encore les projets de développement logiciel open source humanitaire utilisé par IBM pour sa plateforme Eclipse, les Random Hacks of Kindness (Rhok) de Google, Microsoft et Yahoo! qui réunissent des geeks et des technophiles pour développer des solutions logicielles capables de répondre aux grands défis de l’humanité d’aujourd’hui via des hackathons, des journées de codages marathon pour développer des applications logicielles par exemple pour le secours aux sinistrés…

D’autres sociétés comme Lockheed Martin ont publié en open source leur solution de réseautage social Eureka pour que leurs experts en interne puissent dialoguer plus facilement avec d’autres. Dow Chemical a elle mis en place un réseau social ouvert à ses anciens employés afin d’élargir les apports, car chacun sait que les réseaux fermés ont une valeur moindre. La société de Design Continuum a elle, dans un défi de transparence, choisi d’ouvrir son processus créatif, en montrant sur une série de blogs son travail de conception pour le Museum de Boston. Et qui sait si demain on ne verra pas d’expériences plus radicales encore consistant à faire du design participatif, avec une équipe de création distante pour l’encadrer… Ou à partager un canal de communication (comme un compte Twitter) avec le public.

Ces expériences de transparence radicales ont certes des issues imprévisibles, mais les relations de collaboration l’emportent sur les risques de réputation ou de violation de la propriété intellectuelle, estime le responsable du marketing de FrogDesign. D’ailleurs, est-ce que la propriété intellectuelle est une fin en soi, une fin exclusive des stocks de connaissances ? Le plus grand atout d’une entreprise ne réside-t-il pas plutôt dans sa capacité à attirer les talents et à développer de l’accès à ses connaissances et compétences ? s’interroge le designer.

Petit à petit, des start-ups qui exploitent les principes d’auto-organisation décrite par Clay Shirky dans Here comes everybody font leur apparition. Les entrepreneurs de moins de 30 ans du réseau Sandbox ouvrent leur capital social pour s’attaquer “aux grands problèmes mondiaux” comme ils l’expliquent avec un peu de naïveté sur leur blog. Pour Max Marmer, l’un des organisateurs de ce réseau, ce qui caractérise des projets développés par ce réseau comme Supercool School (une plateforme éducative ouverte à tous via la mise en place d’un réseau mondial d’école accessible en direct) ou AssetMap (une plateforme qui aide les gens à découvrir et exploiter des ressources dans la communauté qui les entoure) est que “l’accent mis sur “le potentiel humain” ou le “capital social” plutôt que le capital économique. “L’espoir est que la création d’un espace bien défini pour que ces organisations travaillent ensemble, permettra de partager ce capital social et d’atteindre des visions mutuellement partagées.”

Autre exemple encore, avec les conférences ouvertes, organisées par les participants, qui sont eux-mêmes leurs propres experts, sur le modèle des BarCamps ou des non-conférences. D’autres encore utilisent la méthode des conversations ouvertes comme Skittles qui utilise ce que les utilisateurs disent de sa marque pour alimenter la conversation avec ceux-ci, un peu comme si McDonald se voyait confronté à un site regroupant toutes les informations, billets, vidéos et tweet qui parlent de sa marque.

Sur le même modèle, on pourrait imaginer des ressources humaines ouvertes, imagine Tim Leberecht. “De toutes les fonctions critiques de l’entreprise, les ressources humaines pourraient être ouvertes pour favoriser un plus grand potentiel d’innovation, une culture de l’ouverture et de la participation et modifier radicalement la relation entre l’employé et l’entreprise”. Chez FrogDesign, FrogForward permet aux employés et à la direction de gérer la performance des employés toute l’année, et pas seulement lors d’un entretien annuel. L’établissement d’objectifs est inscrit comme un flux, et le retour – par les pairs, comme la rétroaction des employés – peut être partagé à tout moment, de manière ouverte ou privée… “Cette nouvelle approche reflète les réalités changeantes du rendement au travail, à partir d’un travail sur le contrôle et sur la coordination avec des objectifs quantifiables et une vision globale de la situation, qui permet de donner à l’employé plus de contrôle sur le processus et de mieux mettre en valeur les actifs incorporels, les connaissances tacites, l’intelligence sociale”.

Les caractéristiques de l’ouverture
Toutes ces initiatives, qu’elles s’appliquent à la marque, à la gestion de la relation client, au produit, au service de R&D, à la clientèle ou aux ressources humaines, présentent certaines caractéristiques similaires, conclut Tim Leberecht :

Un accès facile ;
Des plates-formes ouvertes qui mettent à contribution la créativité et l’expertise de gens de l’extérieur de l’organisme ou de sources inexploitées à l’intérieur ;
Une ouverture à des formats qui peuvent évoluer à mesure que change l’énoncé du problème ;
Suffisamment d’espace pour la participation et l’auto-organisation émergente ;
Des mécanismes simples permettant de bricoler, d’ajuster et pirater ;
Des petits formats qui peuvent être facilement partagés ;
De fortes incitations (motivation intrinsèque ou idéalement fondée sur une monnaie sociale) ;
Une visibilité en temps réel (grâce à des contenus partageables) ;
Et une prise de décision distribuée.

Garder le contrôle des paramètres
La conception pour la perte de contrôle est bien sûr une conception de crise, conclut Tim Leberecht avec une certaine lucidité. Il faut fournir un design qui conçoit une structure pour répondre à des solutions d’urgence dans des situations d’urgence, comme les architectes conçoivent des espaces afin d’y échapper comme l’évoquait Stephan Trueby dans son livre Exit architecture. “Si vous concevez des moyens pour sortir du système, ils pourraient aussi bien servir en tant que moyens dans le système”. Wikileaks et sa transparence sans compromis a besoin du secret radical pour fonctionner : “La même organisation qui dépend de la perte de contrôle de son contenu dépend en grande partie d’un environnement très contrôlé pour se protéger et rester efficace. Appliqué à des systèmes et la conception de solutions, cela signifie que l’ouverture totale est l’antidote à l’ouverture. Quand tout est ouvert, rien n’est ouvert. Afin de concevoir l’ouverture, les designers doivent d’abord déterminer ce qui doit rester fermé. Il s’agit d’une mission stratégique: faire des choix négatifs des effets positifs.”

Pour cela il faut construire de la variance dans un système pour le transformer en flux tout en conservant certains contrôles sur certains paramètres (accès, limites, participants, ordre du jour, processus, conversation, collaboration, documentation…) permettant de gérer les conditions d’ouverture. La conception pour la perte de contrôle nécessite tout de même de garder… le contrôle.

SOURCE : http://www.internetactu.net

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire