mardi 19 janvier 2010

Vie privée, vie publique...

“Il y a 15 ans, quand on arrivait au bureau, on n’avait aucun contact autre que professionnel. La vie privée restait en dehors du bureau, on ne faisait que travailler.

Et c’est d’ailleurs ce que l’école cherche aussi à apprendre aux enfants : à passer du temps sans leurs parents, à faire autre chose que jouer, et apprendre à se concentrer, avec ses rituels à l’entrée, à la sortie, voire ses uniformes…”

Cette dichotomie, propre à la bureaucratie moderne, à la révolution industrielle, répondait à un modèle rationnel séparant les sphères professionnelles, et personnelles. Ceux qui ne faisaient pas que travailler ou étudier, qui ne parvenaient pas à focaliser toute leur attention sur ce qu’on leur demandait de faire, risquaient d’être mal vus, et sanctionnés.

La montée en puissance des technologies de communication, téléphones portables, ordinateurs “personnels” (même et y compris ceux que l’on utilise au travail), et bien évidemment l’internet, ont profondément bousculé cette dichotomie entre vie publique et vie privée.

Stefana Broadbent, ethnographe numérique qui observe depuis 20 ans l’évolution de nos usages technologiques, estime ainsi que l’on assisterait, a contrario des us et coutumes de l’ère industrielle, à une démocratisation de l’intimité qui permettrait aux gens de briser la solitude dans laquelle les institutions peuvent les enfermer, comme elle s’en expliquait à la Ted Conférence de 2009 (cliquez sur “View subtitles” pour obtenir la version sous-titrée en français) :

“Je crois qu’il y a de nouvelles tensions cachées qui se développent en fait entre les gens et les institutions — ces institutions que les gens fréquentent dans leur vie quotidienne : les écoles, les hôpitaux, les lieux de travail, les usines, les bureaux, etc. Je vois qu’il se passe quelque chose, quelque chose que je qualifierais d’une forme de “démocratisation de l’intimité“.

Les gens sont en train, en quelque sorte, via leurs moyens de communication, de briser un isolement imposé par ces institutions. Ils le font d’une façon très simple, en appelant leur mère depuis leur lieu de travail, en dialoguant en ligne depuis leur bureau avec leurs amis, en envoyant des SMS sous le bureau.”

Cadres supérieurs “accros” à leur Blackberry ou à leur messagerie (y compris le week-end, en vacances et même au lit), employés pressurés ramenant du travail à la maison… on entend souvent dire que les nouvelles technologies seraient un cheval de Troie, un fil à la patte, ayant entre autres pour conséquence de brouiller les frontières entre les sphères professionnelles et personnelles.

Dans les faits, l’inverse est encore plus vrai : les nouvelles technologies ne servent pas tant à ramener du travail à la maison qu’à ramener de la vie privée au travail. Même les plus rétifs aux nouvelles technologies n’hésitent plus, aujourd’hui, à communiquer, par téléphone, SMS, courriels, messages instantanés ou réseaux sociaux, avec leurs parents et amis, depuis leur bureau, même et y compris pendant des réunions…

Stefana Broadbent évoque ainsi ces employés qui, travaillant très tôt le matin, ou bien la nuit, téléphonent à leur conjoint, pour lui dire bonjour, ou lui souhaiter une bonne nuit, ceux qui appellent leurs enfants vers 17h pour s’assurer qu’ils sont bien rentrés de l’école, ces expatriés qui, non contents de s’appeler, via Skype, plusieurs fois par semaine, organisent régulièrement des repas de famille transfrontaliers par webcams interposées ou encore l’histoire d’une famille très modeste d’immigrants du Kosovo, en Suisse, qui ont installé un grand écran dans leur salon afin de pouvoir, chaque matin, prendre leur petit déjeuner avec leur grand-mère, restée au pays :

“De multiples canaux de communication numériques sont apparus ces dernières années, et sont utilisés par des gens de toutes classes, origines, professions, pour leur permettre de communiquer avec leurs proches en des lieux, situations, et de manières inimaginables il y a encore quelques années.

Les gens ont embrassé cette possibilité d’intensifier leurs contacts avec leurs êtres chers de façon si rapide et enthousiaste, et sont capables de dépenser une telle proportion de leurs revenus pour cela que l’on peut raisonnablement penser qu’un besoin fondamental a été identifié.”

Stefana Broadbent note à ce titre que “tous les canaux et moyens de communication développés ces 20 dernières années contribuent à réduire la fracture qui séparent vie privée et vie professionnelle“, permettant aux gens de pouvoir partager, quasi immédiatement, bonnes et mauvaises nouvelles avec ses proches :

“Ce besoin d’intimité et de compagnie en tout temps, le sentiment de pouvoir contacter ceux qu’on aime à tout moment, de connexion continue avec un petit nombre de gens est particulièrement fort parce qu’il existe dans des environnements où les individus sont pourtant isolés, même temporairement, du coeur de leur sphère sociale.”

Dans le même temps, souligne Stefana Broadbent, nombreux sont les sociologues qui, s’étant penchés sur ces nouveaux usages, “sont en fait assez déçus” de découvrir que les gens ne communiquent en fait très régulièrement qu’avec 5 ou 7 personnes seulement, que si, sur Facebook, un utilisateur moyen a environ 120 amis, il n’a d’échanges bilatéraux, en fonction de son sexe (voir Avons-nous de vrais amis sur les sites sociaux ?), qu’avec 4 à 6 personnes en moyenne, que 80% de nos appels téléphoniques ne concernent que 4 interlocuteurs, et seulement 2 sur Skype…: “tant de réseaux électriques, électroniques, et sociaux, pour 4 personnes seulement ?”.

Loin d’oeuvrer à plus d’isolement, de se cantonner à une forme de cocooning qui nous désengagerait de la vie publique, Stefana Broadbent y voit plutôt une “incroyable transformation sociale” qui, d’ailleurs, fait peur à énormément d’institutions, administrations et employeurs :

“Tous les jours, sans exception, je lis des informations qui me font grincer des dents, par exemple une amende de 15 dollars infligée à des jeunes au Texas, chaque fois qu’ils sortent leurs téléphones portables à l’école. Le renvoi immédiat de chauffeurs de bus à New York, vus avec un téléphone portable à la main. Des compagnies qui bloquent l’accès à la messagerie instantanée ou à Facebook.

Derrière ces questions de sécurité, qui ont toujours été les arguments du contrôle social, ce qui se passe en fait est que ces institutions essaient de décider qui, en fait, a le droit de choisir sur quoi porter son attention, de décider, s’ils doivent ou non être isolés. Ils essaient en fait de bloquer, dans un sens, ce mouvement vers une plus grande possibilité d’intimité.”

Jacques Folon, juriste spécialiste en droit du multimédia et expert auprès de la Commission Européenne et de plusieurs Services Publics Fédéraux belges en matière de protection de la vie privée, de droit de l’Internet et de sécurité informatique, estime de son côté qu’”on assiste exactement au même débat qu’à l’arrivée du téléphone dans nos bureaux“, et qu’il est vain de vouloir bloquer l’accès à l’internet, et “aussi idiot” d’interdire Facebook au travail que d’y interdire le téléphone :

“La génération Y est une génération toujours connectée, le jour comme la nuit. Pour eux, la frontière entre vie privée et professionnelle est assez trouble. Quelqu’un de cette génération recevant un email professionnel à 23H00 n’hésitera pas à y répondre. Mais en contrepartie, elle va trouver normal de discuter avec des amis sur Facebook pendant les heures de bureau.

Je compare souvent l’utilisation d’internet à l’utilisation du téléphone. Plein de choses désagréables sont réalisables avec un téléphone. Pourtant, aucune société ne songe à l’interdire.”

Il faudra encore attendre probablement quelques années avant que ne se banalise cette “incroyable transformation” des rapports entre vie publique et vie privée. Mais on peut raisonnablement penser qu’elle entrera dans les moeurs et cessera d’opposer ceux qui, parce qu’ils embrassent le Net, font peur à qui, eux n’y sont pas encore, si mal, ou bien si peu, nouvelle “fracture numérique” qui sépare ceux que j’ai pu qualifier de “petits cons” et de “vieux cons“.

SOURCE : InternetActu.net

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